La fertilisation des sols et de l’agriculture végane : mise en perspective historique

Un article paru dans ViraGe n°10 – été 2021

Depuis ses origines, l’agriculture fait appel à diverses méthodes pour accroître la fertilité des sols cultivés. L’utilisation des déjections animales, si elle constitue un moyen répandu à l’échelle de la planète, n’a pas toujours été – et n’est pas partout, aujourd’hui encore – systématique. Quant à l’exclusion volontaire d’intrants d’origine animale, elle reste difficile à retracer car pratiquée le plus souvent par des agriculteurs ou des jardiniers individuels. Elle n’a en tout cas pas fait l’objet d’attention spécifique avant le début du xxe siècle.

Une reconnaissance progressive de l’agriculture végane à partir du début du xxe siècle

L’agriculture végane, en tant que méthode reconnue excluant volontairement les intrants d’origine animale, s’est développée dans les années 1980, mais il est possible de remonter jusqu’au début du xxe siècle pour en déceler les prémices.

En 1940, au Royaume-Uni, les membres de la famille O’Brien, après être devenus végétariens, découvrent avec stupeur que les producteurs de fruits et légumes utilisent des déchets d’abattoir en guise de fertilisant. Ils décident alors de créer leur propre potager en s’inspirant du livre de Maye Emily Bruce (membre fondateur de l’association pionnière dans l’agriculture biologique Soil Association), From Vegetable Waste to Fertile Soil (Du déchet végétal au sol fertile) pour développer des techniques de culture sans déchets issus d’animaux. C’est alors qu’ils rencontrent Donald Watson, un végétalien convaincu, futur inventeur du terme vegan et fondateur de la fameuse Vegan Society.

Dès lors, Watson se passionne pour la question et découvre que la famille O’Brien n’est pas un cas isolé : de nombreuses personnes pratiquent à bas bruit le jardinage ou l’agriculture sans recourir à des intrants d’origine animale. Lors du 11e congrès de l’Union végétarienne internationale, en 1947, Donald Watson aborde avec enthousiasme la question des alternatives au fumier : « D’autres aides à la fertilité du sol pourraient être utilisées sous forme de tourbe, poussière de granit, sol roche volcanique, déchets de cuisine compostés, paille, moisissure foliaire, boue de rivière, algues marines, cendre de bois, engrais vert […].D’excellents résultats sont obtenus dans ce pays à la fois par des amateurs et professionnels qui utilisent une combinaison de certains de ces engrais, avec ou sans ajout de déchets animaux. Ainsi, l’utilisation de l’animal comme une aide à la fertilité du sol est facultative. »

En 1956, Rosa Dalziel O’Brien publie le livre Intensive gardening qui présente les techniques de culture que la famille avait expérimentées, et notamment l’utilisation de compost végétal. En 1986, son fils, Kenneth Dalziel O’Brien, publie Veganic Gardening : the Alternative System for Healthier Crops (Agriculture bio végane : le système alternatif pour des cultures en bonne santé).

Il faut attendre 1996 pour voir apparaître une organisation dédiée à l’agriculture végane, le Réseau biologique végane (Vegan Organic Network – VON). Cette association britannique propose de nombreuses ressources, parmi lesquelles un magazine bimensuel de référence, Growing Green International ; elle organise des événements festifs et porte le label Stockfree Organic (biologique sans élevage). Depuis, plusieurs associations dédiées ont vu le jour dans différents pays, la plupart adhérant au réseau VON, et deux labels permettent désormais de rendre compte de pratiques agricoles à la fois biologiques et véganes.

Deux labels dédiés à l’agriculture végane

Le label Stockfree Organic : il est porté par le Vegan Organic Network. Le référentiel du label a été publié en 2004 puis révisé en 2007. Ce label est organisé de manière coopérative et repose sur une certification entre agriculteurs et autres pratiquants de l’agriculture bio végane, sur le même modèle que celui du label français de Nature et Progrès. Les fermes labellisées se trouvent principalement au Royaume-Uni.

Le Standard Biocyclique végétalien : né entre l’Allemagne, la Grèce et Chypre, il s’est doté d’une antenne française en 2017. Il s’appuie sur les connaissances acquises par le pionnier allemand de l’agriculture biologique Adolf Hoops (1932-1999). Dans les années 1950, Hoops avait expérimenté sur son exploitation située dans le nord de l’Allemagne une agriculture basée sur les plantes et sans bétail, grâce notamment à l’utilisation du compost.

Le rôle variable du fumier dans l’histoire de l’agriculture

Et si nous remontons plus loin, beaucoup plus loin dans l’histoire ? S’il est difficile de trouver des traces d’agriculture végane depuis la révolution néolithique, on peut néanmoins constater que les intrants d’origine animale ont tenu, dans l’ensemble, une place mineure dans la fertilisation des sols cultivés. En fait, les premiers systèmes de culture n’utilisaient pas ou pratiquement pas de fumier, mais reposaient sur le principe des brûlis : les terres étaient défrichées par le feu, ce qui permettait par la même occasion à la cendre produite par l’incinération de la végétation de fournir des sels minéraux au sol, puis elles étaient cultivées pendant quelques mois pour être mises ensuite en friche. L’agriculture sur brûlis, qui est donc une agriculture itinérante, est toujours pratiquée dans certains pays du Sud. Elle n’a malheureusement rien d’écologique car elle provoque une dégradation importante et durable des sols.

Avec le développement des cités, ce système était souvent complété par des jardins potagers et des vergers proches des habitations, cultivés en continu et fertilisés grâce aux engrais verts (cultures de légumineuses), aux déchets domestiques, mais aussi aux déjections des animaux domestiques. Dans ces systèmes, l’élevage était très limité en l’absence de zones dédiées au pâturage.

De l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, le fumier était couramment utilisé, mais souvent en complément d’autres facteurs de fertilisation des sols comme le dépôt de feuilles mortes, de débris végétaux en décomposition ou, dans les zones littorales, d’un mélange d’algues appelé goémon. Puis, dans la plupart des systèmes agricoles, l’élevage a progressivement pris une place de plus en plus importante. Jusqu’au XIVe siècle, il s’agissait de parquer les animaux la nuit sur les terres destinées à être ensemencées et de réaliser des labours fréquents afin d’enfouir leurs déjections. C’est après l’apparition de moyens de transport plus efficaces que le parcage nocturne a été remplacé par la stabulation des animaux et la collecte des déjections à l’étable, leur stockage puis leur enfouissement par labour.

Le développement des connaissances scientifiques sur la nutrition des plantes au XIXe siècle a permis l’apparition de la fertilisation minérale, et en particulier des engrais phosphatés, puis, au XXe siècle, des engrais azotés synthétisés par l’industrie chimique et propulsés par la découverte du célèbre procédé de synthétisation de l’ammoniac, dit « Haber-Bosch », du nom de ses inventeurs. Le recours aux engrais minéraux devient massif après la Seconde guerre mondiale, souvent au détriment de l’utilisation de la matière organique, qu’elle soit d’origine végétale ou animale, bien que celle-ci vienne toujours compléter l’apport d’engrais de synthèse, en particulier dans les systèmes qui se veulent plus naturels. Aujourd’hui en France, la fertilisation azotée est issue à 75% d’engrais minéraux1.

Ce recours aux engrais de synthèse s’est accompagné d’une industrialisation et d’une intensification de l’agriculture ayant permis un accroissement considérable des quantités de nourriture produite afin de nourrir une population toujours plus nombreuse. Cette révolution agricole s’est également traduite par un nouveau paradigme dans la gestion de la fertilité des sols, consistant à maximiser la quantité d’éléments minéraux prélevée par la plante, sans considération pour le fonctionnement des sols et de leurs activités biologiques. Ces pratiques agricoles nouvelles, combinées à une croissance sans précédent de l’économie mondiale, sont aussi à la source d’une crise écologique qui s’est depuis révélée être l’un des plus grands défis de l’histoire humaine.

L’annonce d’une nouvelle ère, celle d’une (agri) culture écologique et végane ?

L’agriculture est plus qu’un simple secteur économique. Elle a constitué le fondement de la civilisation humaine et façonne plus que tout autre activité notre rapport au reste de la nature et aux animaux. Avant la révolution néolithique, les cultures des différents groupes de cueilleurs-chasseurs se pensaient très probablement comme faisant partie intrinsèque de la nature. Les animaux étaient regardés avec curiosité et avec crainte, voire vénérés, comme en témoignent les murs de quelques grottes qui gardent encore aujourd’hui les traces d’étranges animaux-dieux et hommes-animaux.

Avec l’avènement de l’agriculture, les sociétés émergentes ont commencé à se sentir détachées et supérieures à la nature. Les dieux sont alors plus souvent apparus sous la forme d’humains chevauchant des animaux, puis la croyance en un Dieu tout puissant ayant créé la nature et les animaux pour subvenir aux besoins des hommes se répandit peu à peu. La culture et l’élevage ont introduit une relation de domination des humains sur le reste du monde, ce qui s’est traduit par une évolution progressive de notre regard sur la nature et sur les animaux, qui ont alors été essentiellement perçus  dans leurs dimensions utilitaristes, comparables à des ressources ou à des machines.

Ce regard sur le vivant n’a pas cessé d’évoluer, et il entre aujourd’hui dans une nouvelle phase, celle d’une plus grande prise en compte des enjeux écologiques et d’une plus grande sensibilité à la cause animale. Comme le montre l’histoire, la manière dont nous produisons notre alimentation reflète et façonne notre relation au monde. Le développement de techniques agricoles qui préservent à la fois l’environnement et les animaux sera sans nul doute un facteur essentiel dans la construction d’un monde plus éthique, où les êtres qui sont différents de nous ne seraient ni craints ni vénérés ni déconsidérés, mais simplement respectés.

On compte à ce jour en Europe une soixantaine de fermes certifiées ou en voie de certificationStandard Biocyclique végétalien, Stockfree Organic ou auto-déclarée végane selon le site Internet www.vegan-farming.org. Une seule exploitation est certifiée en France (le Château de la Rayre, un vignoble situé en Dordogne) et trois autres se déclarent véganes. Restent les fermes, dont le nombre est impossible à déterminer, qui pratiquent l’agriculture végane sans être certifiées.

Dans l’histoire et jusqu’à ce jour, l’agriculture végane reste une pratique confidentielle. Doit-on en conclure que l’élevage est un mal nécessaire et que l’agriculture végane est vouée à demeurer à tout jamais un idéal d’antispécistes, inatteignable à grande échelle ?

Certes, dans les climats extrêmes, en haute altitude ou dans les zones arides, l’utilisation d’animaux est indispensable si l’on souhaite maintenir l’activité humaine, car l’élevage constitue l’un des seuls moyens de subsistance et parce que le fumier permet d’enrichir les sols très peu fertiles. Mais pour tout le reste de la planète, soit pour l’écrasante majorité de la population humaine, l’agriculture végane est non seulement possible, mais elle représente un moyen efficace de nourrir une population croissante de manière saine, écologique et éthique. Un bel avenir à inventer, en somme !

Notes

  1. Harchaoui S, Chatzimpiros P. “Energy, Nitrogen, and Farm Surplus Transitions in Agriculture from Historical Data Modeling. France, 1882–2013”. Journal of Industrial Ecology, 2018. doi:10.1111/jiec.12760.
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