Croquer le végé
C’est un petit bonhomme un brin dépenaillé, qui ne la ramène pas mais assume ses convictions… et le petit blues qui les accompagne. C’est qu’il se sent parfois un peu seul sur son eucalyptus, Sluggy le koala. Né d’une conjonction de hasards et d’incitations, il affiche le même sourire en coin et le même pessimisme pétulant que son créateur, le très actif Étienne M, dont le bluesman de papier est la part du colibri.
Derrière ce musicien perché, pas de grand projet ni de militantisme. Sluggy est venu à son heure, récréation de dessinateur qui aime, « dans [s]es bédés, transmettre des choses importantes, des valeurs – c’est le travail d’auteur. Le dessin est un vecteur de conscience, sans être lourdingue ». Le lieu de naissance de Sluggy est un grand atelier lumineux, où des danseurs sur toile mettent en mouvement la passion du tango, et où des planches en cours de réalisation narrent les histoires inspirées par la danse. Sa conception, en revanche, a peut-être bien commencé en cuisine plutôt que sur une table à dessin, et il s’en est fallu de peu qu’il ne voie pas le jour : « je ne l’aurais pas fait si Céline, ma femme, ne m’avait pas poussé », souligne Étienne. Qui suppute :« peut-être parce qu’elle en avait marre que je passe des repas à expliquer comment je mange… ? »
Il semble que beaucoup de choses ici naissent en famille. Celle de l’enfance, pour commencer par le végétarisme. Petit, Étienne caresse, la semaine, les lapins qu’il trouvera dans son assiette le week-end suivant. Mais c’est normal n’est-ce pas, de passer de l’un à l’autre, et on a beau sentir que quelque chose cloche là-dedans, c’est une autre histoire de penser qu’on peut faire autrement avec simplicité. Et puis il y a six ans, sa fille Pénélope, alors adolescente, devient végane. Une voie qui l’expose aux railleries, face auxquelles son père ne veut pas la laisser seule : « En tant que papa, c’est dur. Alors je me suis dit ”on va être deux”. Toute ma vie j’ai cru qu’être végé demandait d’être courageux. » En réalité, Pénélope lui donne l’impulsion nécessaire pour concrétiser ce qui lui semblait évident depuis longtemps. « Nos enfants nous connaissent mieux que nous. On a commencé comme un jeu avec le Veggie Challenge, mais on savait bien que j’irais au-delà. »
Convaincre par sa manière d’être
Coude à coude, père et fille défrichent les informations et les recettes, dégomment les préjugés avec le sourire, et cultivent le plaisir des tablées ouvertes, « car on a tous accès à beaucoup d’informations, je n’ai plus envie de convaincre, et c’est souvent saoûlant de parler de son végétarisme à table ». Et Sluggy devient la part militante d’Étienne, grâce à un support qui peut toucher au-delà du cercle des convaincus.
Certes, le dessin est la corde sensible, mais Étienne en tend plusieurs à son arc pour inciter sans en avoir l’air. D’ailleurs, il est bien placé pour expérimenter plusieurs stratégies auprès de personnes pour qui le végétarisme serait encore exotique : « Si ceux qui nous côtoient voient qu’on est en forme – je cours tous les matins et je danse six heures par semaine – on fait davantage envie. On peut convaincre par notre manière d’être. » Cultiver la bienveillance, la reconnaître chez les autres, ne pas susciter de conversations en forme d’impasses, tout aborder avec humour, Étienne, comme Pénélope, préfère « militer en faisant les choses ». S’il a changé d’alimentation d’abord pour les animaux, il souligne aussi à quel point cette transition a été bénéfique à sa santé, et sa cohérence avec l’urgence écologique et climatique, qui « donne le courage du désespoir pour défendre ses idées devant des personnes qui y sont complétement opposées ». Visiblement imperméable à la sinistrose et à la résignation, il ajoute le rire au kit de survie.
« Je propose, comprend qui veut, qui peut »
Revenons au personnage, Sluggy. Son apparence proche du dessin de presse se démarque nettement d’un travail plus pictural, peintures et planches où les couleurs créent les formes et le mouvement. Disons que l’artiste ne se repose qu’en action : dessiner ce koala différent délasse les doigts et revivifie l’esprit dans les travaux de longue haleine. Croqué debout, Sluggy partage avec ses aînés une création tout en spontanéité, il se passe d’esquisse et prend forme en deux heures au maximum. Avant d’être couché sur papier, il naît du quotidien, les idées se mettent en place à travers quelques notes, puis, une fois à maturité, se concrétisent sans recherche supplémentaire. Mais au fait, pourquoi un koala ? Parce qu’un alter ego animal permet de créer un graphisme plus léger, sur un propos pas toujours simple et gai, et que le koala est végétalien. Le capital de sympathie du marsupial au nez de velours joue aussi pour les animaux sauvages dont on grignote l’espace vital. « Son eucalyptus est souvent un peu piteux, note Étienne, je ne sais pas pourquoi je le voyais dans cet état… ça doit être subliminal. » Au fil des planches s’ajoutent quelques trouvailles qui étoffent l’univers de Sluggy, comme ce surnom de légumard en miroir à viandard.
Après le premier tome, paru en décembre 2018, le koala au banjo reprend ses aises pendant le confinement de 2020, ses instantanés constituant peu à peu la matière d’un tome II encore hypothétique. La postérité n’est pas spécialement stimulante : « Qu’il n’y ait pas d’écho n’empêche pas de créer. Je fais Sluggy pour apporter ma pierre, ça me plaît de faire ma part de cette façon, même si parfois je me dis ″à quoi bon ?″. » Arrivé dans les pages de ViraGe sans plan de carrière, Sluggy pourrait voir ses chansons s’inspirer de nouveaux échanges, et son eucalyptus reprendre des couleurs.
Découvrir son travail :
Sur son site
Sa maison d’édition Solo Moon
Pénélope aborde, entre autres, le véganisme, au travers des lectures qu’elle chronique sur sa chaîne YouTube PlopInABubble