Musique extrême et betteraves saignantes
Aux yeux des profanes, l’univers de la musique metal pourrait sembler le point de convergence d’êtres violents et sanguinaires, sacrifiant des chats à Satan les nuits de pleine lune. Pourtant, il compte plus de véganes que la population générale, comme le confirmait aux journalistes Neff Holger Hübner, directeur du festival Wacken Open Air Festival, dès 2017. Quant au Hellfest, 90 % de ses stands de restauration proposant au moins une option végétarienne, il est considéré par PETA comme le festival metal le plus vegan-friendly. D’autres événements d’envergure, tels que le Obscene Extreme Fest, vont plus loin en proposant uniquement de l’alimentation végétale… et aucun festivalier n’a pour autant lancé de malédiction !
Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter aux origines d’un mouvement issu de la scène punk hardcore des années 80, milieu privilégié des luttes sociales et politiques, caractérisé par le rejet de l’oppression systémique, comme l’illustrent le queercore ou le riot grrrl, ou son accointance avec les mouvements anarchistes et antifa. Si le milieu punk plonge joyeusement dans les excès de libations et de stupéfiants en tous genres, une mouvance opposée voit le jour, qui considère la drogue, l’alcool et le sexe consumériste comme autant de moyens d’asservissement. C’est une chanson du groupe Minor Threat, en 1981, qui donnera son nom à cette mouvance : le Straight Edge. Dans la scène hardcore new-yorkaise du milieu des années 80 naît alors la Youth Crew, qui intègre le véganisme à la culture Straight Edge dont elle est issue. Un des groupes les plus emblématiques du genre est sans doute Youth of Today, dont la chanson No More de 1988, affiche ouvertement son rejet de la viande : « Meat eating / Flesh eating / Think about it / So callous to this crime we commit » (Manger de la viande / Manger de la chair / Réfléchis-y / Si insensibles à ce crime que nous commettons).
Tout sauf « normal »
Cette évolution est corrélée aux principes fondateurs du mouvement punk, profondément politique et fondé sur la contestation de l’ordre établi et le rejet des normes sociales. À cet égard, la hiérarchie anthropocentrée est tout autant remise en cause que l’oppression capitaliste. Et le lien fort de la viande avec la virilité et le patriarcat renforce encore son statut de symbole d’oppression sociale. Choisir de penser en dehors des principes établis prend alors la forme d’une démarche émancipatrice qui se concrétise, entre autres, par le rejet d’une alimentation impliquant l’exploitation et l’asservissement d’autres espèces. Vous l’aurez compris, le milieu punk hardcore est un terrain particulièrement favorable à la convergence des luttes, comme l’illustre le groupe Propagandhi.
C’est enracinée dans ce terreau contestataire que la musique hardcore fait pousser les branches du crustpunk et du grindcore, ou s’hybride avec ses cousins éloignés du heavy metal, se ramifiant en un arbre généalogique complexe et fourni.
Le tronc commun est toujours une musique qui s’écoute fort, portée par des rythmes syncopés et des thématiques souvent violentes, en réponse à la violence exercée par une société normative, inéquitable, et dont les fondements reposent sur l’exploitation des plus faibles. L’esthétique du metal se prête parfaitement à la dénonciation du sort fait aux animaux. Ici, pas de compromis ou d’argumentations, juste la réalité toute nue, comme le crie, par exemple, Cattle Decapitation.
Le mouvement hardcore étant associé à une ouverture sur l’extérieur, sous forme de protestation et de rébellion, il entretient un lien fort avec l’esprit de meute, qui s’illustre dans les corps suintants se heurtant brutalement les uns aux autres dans la joie et la bonne humeur des pogos.
Aspirations mystiques et ascètes lovecraftiens
Il existe pourtant une autre sous-culture de l’univers metal, qui propose une approche diamétralement opposée. Puisant son inspiration dans le crustpunk et ses paroles sombres et pessimistes, flirtant parfois avec le mysticisme, le black metal, souvent perçu comme élitiste, se désintéresse des revendications politiques : il interroge plutôt la place de l’individu dans son environnement global, et se nourrit de concepts philosophico-religieux où la figure du diable matérialise une opposition fondamentale. Afin de s’extraire du conformisme, mais aussi pour que son empreinte sur le monde demeure le plus minime possible, le blackmetalleux choisit de se retirer. La révolte du mouvement punk se mue en misanthropie farouche. Il en reste l’agressivité, teintée d’une atmosphère oppressante d’inquiétante étrangeté. Le pagan black metal fait un pas de plus vers la transe mystique, en puisant dans le néopaganisme de la fin du xixe siècle. La question de notre relation avec la nature y joue un rôle central, et certains groupes n’hésitent pas à chanter leur dégoût des exactions à l’encontre de l’écosystème, y compris des animaux : Botanist est un représentant du genre. Dans sa volonté de s’opposer à tout conformisme, le mouvement black metal dans son ensemble constitue un terreau privilégié pour une démarche subversive telle qu’adopter une alimentation alternative. Comme son grand-père hardcore, il remet en cause l’anthropocentrisme : le véganisme apparaît donc comme son extension naturelle, donnant aux amateurs de black metal des allures d’ascètes jaïnistes consumés par de sombres visions lovecraftiennes.
La galaxie du metal regorge d’artistes ouvertement engagés pour les animaux, certes, mais tous ces V-gens ne militent pas sur scène. Certains utilisent plutôt leur notoriété pour éveiller les consciences. C’est le cas, par exemple, de Rob et Sheri Moon Zombie, mettant en lumière des sanctuaires et refuges animaliers, ou encore d’Alissa White-Gluz (Arch Enemy), posant pour une campagne PETA.
Notons également la participation à la préface du livre Vegan Food, Art and Rock’n’Roll des chanteurs de Social Distortion et Rise Against. Ce livre retrace dix années d’expérimentations culinaires chez East Side Burger, pionnier de la restauration rapide végétale et ancien fief parisien de nombreux artistes de la scène metal, avant sa fermeture cette année.
Vous comprenez à présent le caractère subversif et militant qui fait l’essence de la culture metal, et sans doute ne regarderez-vous plus un pogo de la même manière : vous reconnaîtrez dans cet apparent déferlement de violence la quintessence de la pulsion de vie.
Pour aller plus loin
- Brutal College, sur la chaîne Youtube de Max YME, épisode 1 : « Le véganisme dans le metal », 2018.
- « Comment les amateurs de black metal sont devenus vegans », Eve Beauvallet et Stylist, Slate.fr, 2016.
- « Singer Alyssa White-Gluz Transformed Into What for This PETA Ad ? », Madison VonSosen, peta.org, 2023.
- Grimoire seitanique, Brian Manowitz, L’Âge d’Homme, 2015.
- Vegan Food, Art and Rock’n’Roll, Teresa Moya, éditions Libertalia.