Peut-on fertiliser les sols sans fumier ni engrais chimiques ?

Un article paru dans ViraGe n°10 – été 2021

La question de la fertilisation des sols en agriculture est souvent présentée comme mettant en échec la possibilité d’une société végane. En effet, le fumier est érigé en fertilisant suprême, incontournable, qui serait une véritable alternative écologique et traditionnelle aux engrais chimiques.

Le système de polyculture-élevage est ainsi souvent présenté comme le plus adapté à l’agriculture biologique dans le cadre d’une complémentarité entre productions animales et végétales reposant sur la fertilisation. La mention Nature et Progrès, par exemple, défend la position « pas d’agroécologie sans élevage ». Plutôt que de fétichiser le fumier (ou le lisier)1, revenons aux bases agronomiques. À quoi sert la fertilisation, que signifient les trois lettres « NPK » répétées en chœur par tous les apprentis agronomes ? La fertilisation permet d’apporter de l’azote (« N »), du phosphore (« P »), du potassium (« K »), afin de nourrir les cultures (en apportant ce qui a été perdu dans le cycle naturel de l’azote, par exemple, et ce qui a été perdu par le fait de récolter les plantes), et d’améliorer la structure et donc la qualité du sol. Elle peut se faire par des engrais minéraux (essentiellement chimiques) ou organiques (c’est-à-dire issus du végétal, d’excréments animaux – le fameux fumier ou le lisier, ou d’excréments humains).

Le fumier (ou le lisier) n’est donc qu’une des possibilités existantes pour fertiliser un sol. Il a ses avantages (le fumier est riche en azote, potassium et phosphore) et ses inconvénients (en plus des enjeux éthiques posés par l’élevage, le fumier en trop grosse quantité pollue le sol, l’eau et l’air – comme tous les engrais en général). Surtout, il faut d’emblée préciser que les animaux n’ont pas la capacité de fixer l’azote, contrairement aux légumineuses par exemple, et qu’ils re-dirigent seulement un flux, c’est-à-dire la nourriture consommée, qui se transforme en excréments puis en fumier une fois mélangés à de la paille ou du fourrage. Ils peuvent ainsi être comparés à des composteurs sur pattes ! Mais la question de l’efficacité d’une telle opération se pose puisque les animaux sont des composteurs très énergivores.

Des alternatives existent, chacune ayant des propriétés différentes (taux de matière sèche, de matière organique, quantité d’azote, pH, etc.), des avantages et des inconvénients (facilité de mise en œuvre, d’assimilation par les plantes…). On peut ainsi distinguer les sources primaires de nutriments (naturellement présents dans l’air et dans le sol) et les sources secondaires (issus d’une transformation suite à un apport en sources primaires de nutriments, tels que les excréments, le compostage de matières végétales, le broyat de branches ou de feuilles…).

D’une manière générale, il est vrai que les excréments animaux et humains combinent des apports en azote, potassium et phosphore, là où, pour une fertilisation d’origine végétale, il faudra organiser cette combinatoire en utilisant du compost ou en ajoutant des  légumineuses (pour l’azote) à des amendements organiques d’origine végétale (pour les autres minéraux, potassium et phosphore en particulier).

Les principales alternatives au fumier et aux engrais chimiques sont2 :

  • L’utilisation d’excréments humains (des start up expérimentent déjà la récupération de l’urine3et certaines stations d’épuration utilisent déjà les boues des eaux usées pour fertiliser les sols alentour, même si cette pratique est encore interdite dans l’agriculture biologique).
  • L’utilisation de compost végétal ou le dépôt direct de végétaux, dont l’avantage est également de stimuler la vie microbienne du sol et de réduire les pertes des éléments fertilisants liés aux émissions gazeuses.
  • La combinaison de différentes utilisations de ce qu’on appelle les « engrais verts », que l’on peut décomposer en trois familles. La première est celle des légumineuses, plantes dont la propriété particulière est de fixer l’azote de l’air pour le réinjecter dans les sols. La seconde est celle des crucifères, qui se développent rapidement dans les sols pauvres en humus, et la troisième comprend les graminées qui sont cultivées en mélange avec les légumineuses. Ces engrais verts peuvent être cultivés à différentes périodes de l’année et utilisés de différentes manières : on peut les récolter pour les composter afin d’enrichir les sols par la suite, ou bien les laisser sur place comme couvert végétal pour nourrir et protéger les sols, ou enfin les couper, les broyer et les incorporer dans la terre pour la nourrir, laissant ainsi les minéraux se décomposer lentement.
  • L’implantation d’arbres sur une exploitation (agroforesterie), puisque certains captent l’azote dans l’air mais captent également de nombreux nutriments dans le sol grâce à leur incroyable système racinaire, qu’ils vont rediriger au niveau de profondeur des plantes cultivées. Les feuilles qui tombent apportent de l’humus en se décomposant, le broyat de branches et de branchages issus des élagages aussi. Les arbres participent ainsi activement à la fertilisation des sols. Enfin, les besoins en fertilisation peuvent être réduits si les pertes d’éléments fertilisants sont minimisées, ce qui aurait également un impact positif sur l’environnement. Il existe plusieurs causes à ces pertes : les récoltes, le lessivage, et les émissions gazeuses.
  • Une production de nourriture végétale, beaucoup moins mobilisatrice de ressources que la nourriture d’origine animale, réduirait déjà de manière importante le volume de récoltes.
  • Pour faire baisser les émissions gazeuses, une technique peut être d’enfouir les engrais verts.
  • Pour minimiser le lessivage, il faut des sols de bonne qualité (non érodés notamment), qui résistent en cas d’intempérie grâce à une grande capacité d’absorption de l’eau. Ce lessivage est d’autant plus important que le sol est nu ou que la quantité d’azote apportée est trop importante par rapport aux besoins du sol. En plus de la mise en place de couverts végétaux, une technique peut alors être de fractionner les apports d’azote pour les optimiser.
    D’une manière générale, une fertilisation organique permet de maintenir le sol vivant (présence de micro-organismes, de vers de terre…) et d’en assurer ainsi un bon fonctionnement (drainage, aération, cycle de l’azote, remontée des éléments minéraux, rétention en eau, stabilité de la structure, stockage de carbone, etc.). C’est une condition indispensable pour réduire les pertes en éléments fertilisants et cela offre en outre de multiples services écologiques.

Ainsi, l’agriculture végane constitue certes un défi, dans la mesure où il faut imaginer se passer de fertilisants animaux (qui prennent de la fertilité d’un lieu pour la rediriger vers un autre). Mais outre cet élément, elle partage avec l’agriculture biologique la contrainte de créer un modèle agricole circulaire, ou plutôt que d’extraire ou de fabriquer des nutriments, on réutilise les sources secondaires de nutriments par l’utilisation d’excréments et de compost, en combinaison avec l’introduction de légumineuses dans les rotations de cultures.

Notes

  1. Le fumier est composé de matière organique (mélange d’excréments solides et d’urine) associée à de la litière (pailles par exemple). Le lisier est issu d’excréments solides et d’urines d’animaux, mais contient pas ou peu de litière ; il est donc beaucoup plus liquide.
  2. Voir Growing Green, Graham Burnett, chapitre 3, La fertilité du sol.
  3. Le principe d’utiliser des excréments humains pour amender des sols est celui de l’utilisation des toilettes sèches, même si sa généralisation n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais des initiatives existent en France, sur le modèle de la Suède par exemple, pionnière sur le sujet depuis 1990. On peut citer comme initiatives françaises, notamment les sociétés Ecosec et Greenpee qui utilisent de l’urine récoltée pour la transformer en engrais. Par ailleurs, sur le plateau de Saclay, un programme de recherche-action est mis en œuvre sur le potentiel fertilisant de l’urine sur les terres agricoles du plateau, et celui-ci est en train d’être comparé à celui des engrais naturels ou de synthèse.
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