Peut-on construire un monde entièrement végane ?
Agrégée de mathématiques et docteur en sciences sociales, Élodie Vieille Blanchard est présidente et porte-parole de l’Association végétarienne de France depuis 2013.
Pourrait on vraiment se passer de produits animaux à l’échelle de la société toute entière ? Quelles seraient les conséquences sur la santé, l’agriculture, l’économie, de la transition vers un monde végane ? C’est à ces questions que tente de répondre Élodie Vieille Blanchard dans son livre Révolution végane: inventer un autre monde, paru courant septembre (éditions Dunod).
AVF : Élodie, qu’est-ce qui t’a inspiré l’écriture de ce livre ?
Élodie : Au fil de mon engagement végane en tant que citoyenne, et dans le cadre de l’AVF, je me suis progressivement intéressée à la dimension politique de ce choix. Il y avait énormément d’argumentaires qui soutenaient l’adoption du véganisme en tant que mode de vie individuel, mais très peu de réflexion sur la transition de toute notre société vers un autre modèle alimentaire. À l’occasion des présidentielles, nous avons élaboré le programme Veggie 2017 qui, en dix mesures, offrait des pistes concrètes pour engager cette transition.
Au-delà de ces mesures, je trouvais que nous manquions d’imaginaires, de scénarios, de modèles de ce que pourrait être une société végane. Dans les médias, les véganes apparaissent souvent comme de doux rêveurs, portés par de belles intentions, mais déconnectés de la réalité économique et de l’organisation concrète de la société. Depuis quelque temps, je réfléchissais à la possibilité d’organiser quelque chose autour de la question d’un monde complètement végane : un numéro spécial de la revue ? Un colloque ? Lorsque les éditions Dunod ont contacté l’AVF dans la perspective de publier des ouvrages sur le véganisme, j’ai proposé cette thématique, qui a été très bien accueillie.
AVF : Pour penser un monde végane, tu t’es appuyée sur de nombreuses études scientifiques, et as sollicité les éclairages d’experts de multiples domaines, tels que l’économie, la philosophie, l’écologie, la politique, ou encore l’activisme végane. Cette réflexion te paraît-elle encore balbutiante ou déjà mûre, en France ou à l’étranger ? Qu’as-tu appris qui t’a surprise ou marquée ?
Élodie : Pour cet ouvrage, j’ai assemblé différents morceaux de puzzle : la proposition de Zoopolis1 pour inventer des relations avec les animaux non fondées sur l’exploitation ; les études exploratoires de plusieurs instituts de recherche concernant l’impact climatique de l’abandon de l’élevage ; les calculs de Meatonomics2 sur le coût de la production de viande pour la société ; la réflexion de George Monbiot3 sur le réensauvagement du monde. Ces études sont récentes et parcellaires (elles ne traitent que d’un sujet à la fois). Peut-être y avait-il jusqu’ici une sorte de tabou à imaginer qu’on cesse totalement d’exploiter les animaux ?
Sur le fond, ce travail d’assemblage de puzzle m’a confirmé les nombreux bénéfices à aller vers un monde végane, sans pour autant occulter les difficultés liées à la conversion d’un modèle économique et social. Sur la dimension plus psychique et anthropologique de la transition, il existe encore de nombreux blocages. En particulier, j’ai échangé avec plusieurs chercheurs agronomes, ou économistes de l’agriculture, qui ont réagi de manière assez viscérale à l’idée de réfléchir à un monde sans exploitation animale.
AVF : Sur quelles questions en particulier y a-t-il matière à débat ou division, au sein du mouvement végane et antispéciste ?
Élodie : Pour moi, le grand sujet de clivage, c’est celui de la valeur intrinsèque de la biodiversité et de la vie sauvage, associé à la pertinence d’« intervenir » ou non sur la prédation. Si on cessait d’exploiter des animaux sur Terre, on pourrait libérer une très grande quantité de surfaces agricoles, qui pourraient être réensauvagées, ce qui permettrait de limiter l’effondrement massif de biodiversité auquel on assiste actuellement, ainsi que l’ampleur du dérèglement climatique. Je crois que c’est un levier qui pourrait sauver notre humanité, si toutefois on acceptait de prendre au sérieux les menaces qui pèsent sur notre civilisation, et de remettre en question la place de l’exploitation animale dans notre société.
Cependant, s’oppose à cette vision une approche qui met en avant la souffrance inhérente à la vie sauvage, et le bien-fondé d’« intervenir » sur la vie sauvage, par exemple en modifiant génétiquement les prédateurs pour qu’ils deviennent végétariens, ou bien en réduisant la place de la vie sauvage sur Terre, car qui dit moins de vie sauvage, dit moins de souffrance, selon les avocats de cette position. Cette approche est portée par certains antispécistes, mais aussi par des auteurs qui soutiennent l’élevage et la pêche, dans la mesure où ces pratiques réduisent l’ampleur de la vie sauvage sur Terre. Pour moi, on touche ici à de grandes questions comme la souffrance, la mort, et la valeur de la vie. Ce sont de grandes positions qui s’affrontent, l’une revendiquant la valeur de l’existence sauvage, dans ce qu’elle implique de souffrance mais aussi de liberté, et l’autre qui, poussée à son extrémité, conduit à vouloir abolir la vie.
AVF : Parmi les objections à l’idée de cesser l’élevage, même extensif, on entend souvent dire que les prairies pâturées sont des espaces de haute valeur écologique. Peux-tu résumer les conclusions auxquelles tu as abouti sur cette question ?
Élodie : De mes échanges avec différents experts, il ressort que les choix politiques, par exemple celui de défendre les prairies, contribuent à préserver certains écosystèmes, au détriment d’autres écosystèmes. Comme tout le monde se dispute sur le sujet, il est difficile d’y voir clair, mais mon impression générale est que les bénéfices de la prairie sont largement surévalués, pour des raisons qui relèvent de l’attachement affectif à l’élevage, et qu’on aurait tout intérêt à laisser les écosystèmes forestiers prendre beaucoup plus de place sur la terre. Ce serait sans doute moins bucolique, cela impliquerait d’accepter de vivre dans des espaces géographiques moins domestiqués, mais nous y gagnerions sur le plan écologique.
AVF : Le XXIe siècle sera végé ou ne sera pas, écris-tu en conclusion du premier chapitre. Y a-t-il encore des raisons de penser que la société pourrait refuser le déclin de l’élevage et de la consommation d’animaux dans les prochaines décennies, et pourrait s’orienter vers un autre modèle dominant que le véganisme ?
Élodie : Nous sommes certainement à la croisée des chemins. Des dynamiques contraires s’opèrent un peu partout sur la planète : un mouvement végétarien international se déploie jusqu’en Chine, la culture cellulaire de viande s’annonce comme une rupture majeure, mais d’un autre côté, on mange de plus en plus de viande à l’échelle de la planète, et de plus en plus de viande industrielle, avec les conséquences qu’on connaît. Je ne sais pas vers quoi nous allons.
AVF : Comment imagines-tu l’évolution du véganisme en France dans 10 ans ? Quelles seraient les premières avancées ?
Élodie : À l’échelle de la France, il me semble assez évident que le véganisme sera de plus en plus accepté, que le discours médical va évoluer (on ne peut pas indéfiniment ignorer les résultats des études scientifiques), et que l’offre végane va continuer à aller croissant dans les magasins d’alimentation, la restauration publique et privée. Pour le reste, je crois qu’il y a encore d’importants blocages pour que la réduction de la production animale puisse devenir un objectif politique consensuel, au même titre que la sortie des énergies fossiles, par exemple.
AVF : Matthieu Ricard en a signé la préface ; un petit mot sur son engagement et ses liens avec l’AVF ?
Élodie : Matthieu Ricard est reconnu pour sa grande bienveillance et son souci du monde. C’est aussi quelqu’un qui n’a pas peur de tenir des messages très engagés contre l’exploitation des animaux, qui parviennent à toucher un très large public. Je suis extrêmement touchée qu’il ait accepté de signer cette préface. Je crois qu’il s’agit également d’un soutien à l’activité de l’AVF, que Matthieu connaît bien. Je sais aussi qu’il apprécie beaucoup [la revue Alternatives végétariennes] !
Révolution végane – Inventer un autre monde,
Élodie Vieille Blanchard,
Dunod, septembre 2018, 224 pages, 18,90€.
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